La vie n’est pas un conte de fées, Vera.

Ta nounou te le répétait tellement souvent, que c’est à peu près la seule chose dont tu te rappelles. À l’exception de son visage. Elle avait un si beau visage, que tous les soirs, avant de t’endormir, tu espérais lui ressembler, en vieillissant. Ce qui était peu probable, puisque le même sang ne coulait pas dans vos veines. Ta mère, ta vraie mère, se considérait être une belle femme. Oh, elle l’était. Mais les enfants voient toujours l’aura, bien avec le physique. Ils ressentent la beauté intérieure des gens. Et ta mère, Madame Ivanova, elle n’avait absolument rien de beau.


"C'est une petite chipie. Je regrette presque de ne pas avoir considéré l'avortement. On aurait dû l'envoyer à l'adoption. Avec tout le sale boulot qu'elle m'a demandé rien que pour sortir... avec ses crises d'adolescence, je paierais volontiers pour qu'on vienne la chercher. Et vous avez vu ça? Elle est horrible. J'me demande parfois si c'est bien ma fille. Je n'avais pas autant d'acné, à son âge!",
C'était un samedi. Les samedi, ta mère donnait congé à ta nounou et recevait sa bande d'amies parfaitement superficielles pour prendre le thé. Comme à l'anglaise. Papa n'était jamais là, trop occupé à jouer au poker avec ses collègues de travail. C'était un samedi, et comme tous les samedi, tu prenais la fenêtre de la cuisine, au deuxième étage, la seule qui ne fasse pas un bruit sourd en l'ouvrant, afin de sortir de la maison, et d'aller à la bibliothèque, deux coins de rue plus loin. Qu'est-ce que tu aimais lire, à 14 ans. Dans les bouquins, qui avaient tous et chacun une odeur qui leur était particulière, lorsque tu les retirais des étagères, tu as trouvé tes plus grandes espérances, tes plus indescriptibles fantasmes, tes rêves les plus fous, tes héros, mais pas ceux des contes de fées, puisque les contes de fées, ça n'existe pas vraiment. Mais ce jour-là, tu n'es pas allée à la bibliothèque. Non, tu t'es goinfrée comme il est impossible de le faire, jusqu'à en avoir mal au bide, mal au crâne, et que l'envie de vomir se ressentait jusqu'au bout des lèvres. L'envie trop forte, c'est justement ce que tu es allée faire : tu as retrouvé les toilettes, et incapable de vomir, tu t'es pénétré deux doigts jusqu'à la limite des amygdales. La boulimie. À partir de ce jour-là, elle n'a jamais quitté ta vie, cette maladie. Déçue de l'opinion qu'avait ta mère de toi, c'est dans l'affolement et le désespoir que tu as cherché à lui plaire en changeant, pour elle. En vain. Tu as voulu changer pour une femme qui ne le mérite pas. Pour une opinion de toi qui n'est pas la tienne. Et tu n'as pas appris de ton erreur. Tu n'as rien appris, puisque aujourd'hui encore, à 21 ans, tu te retrouves au moins une fois tous les jours dans les toilettes de ton appartement, une brosse à dents t'écrasant la langue, et tu régurgite tout, sans le vouloir. Sans le vouloir réellement, puisque c'est une maladie mentale. Un tabou.

Ta boulimie t'a mené, avec les années, à la dépression. La dépression t'a menée, avec les mois, à une tentative de suicide ratée. Et cette tentative de suicide ratée, alors que tu te trouvais seule dans un monde presque formé que d'adultes, lors de ta dernière années d'études (celle avant d'aller à l'université), t'a menée chez le psychologue. Mais lui, tu ne l'as consulté, à contre-coeur, qu'une fois parvenue sur le territoire américain. Seulement après avoir obtenu ta nationalité américaine. Qu'après avoir réalisé que tu dois retrouver le sourire, et vite, car les apparences sont importantes, dans une société qui ne vit que de ça, que pour ça. Et finalement, tu as réussi. Tu es, en quelques sortes, devenue cette jeune adulte que tu n'aurais jamais voulu être : ta mère, en seconde rôle. En plus jeune. En blonde, alors qu'elle était brune - c'est ton père, qui est blond. En petite, alors qu'elle avait la grandeur d'un mannequin. Tu es devenue superficielle et détestable comme elle. Et pourtant, les apparences sont trompeuses, puisque derrière cette carapace sous laquelle tu te recroquevilles afin d'avoir l'attention, la certification, l'admiration et la fierté des autres, tu n'es qu'une petite fleur qui ne cherche qu'à s'épanouir pleinement, bloquée dans une vie qui ne lui plait pas tant que ça. Oh, aujourd'hui, tu n'es plus malheureuse comme tu l'as été lors de ta période dépressive. Et pourtant, tu repenses chaque fois à ces critiques que te faisaient inconsciemment, ou consciemment, ta génitrice. Plus tu y penses, et plus tu te tues à l'ouvrage, pour réussir, pour impressionner, pour être parfaite. Tu fais ta loi, chez les Gammas, et c'est ainsi que tu survis. Même si tu es la jeune femme la plus gentille et adorable du monde avec les gens qui t'aiment vraiment pour celle que tu es, c'est une toute autre chose avec ceux qui n'ont encore rien vu de ta vie, de ta personne, de ce que tu es. Te sortiras-tu de ce tourbillon un jour? Sûrement. Mais comment? Tu devras trouver cela par toi-même, et te débrouiller, comme tu l'as toujours fait.