Depuis son arrivée à l'Ohio State University, Flynn passait souvent pas le centre des arts. Il aimait beaucoup observer les œuvres de chacun, parfois de gens qu'il connaissait, puisque faisant partie de sa propre confrérie. Au fil du temps, lui-même avait pu faire ses preuves, et avait exposé quelques uns de ses tableaux. Rien d'extraordinaire selon lui, juste les traces de ce qui lui passait par la tête. Souvent de l'abstrait ou comme à sa préférence, des paysages extrêmement déformés. Mais surtout, ce que Flynn peignait était varié. Avant, en tout cas. A présent, il reproduit des portraits pour les passants qui soulèvent cette requête dans les rues, ce qui ne demandait au final pas vraiment de créativité. Juste des compétences. Et le pire, c'était ce dessin qui revenait sans cesse, comme un cauchemar durant la nuit, ou plutôt comme une sensation de déjà-vu. Encore et encore, toujours la même chose. Le centre des arts lui avait octroyé une petite pièce, pour entreposer ses toiles. En ce moment, le même (ou presque) se trouvait dans la pièce à ce qui semblait être l'infini. Une femme, à l'allure presque fantomatique, sans visage. Avec une longue chevelure brune.  Ses cheveux, voilà tout ce qui paraissait un tant soit peu normal dans le tableau, le reste donnait une atmosphère assez inquiétante. Et d'en être bloqué là, ça laissait Flynn frustré, agacé. Peut-être même énervé, alors qu'il observait  son travail, assis en tailleur au milieu de la salle, dos à la porte.  

Je marche vivement dans les couloirs du bâtiment, quelque peu énervé. Ca fait près d’une heure que je tente de dessiner les yeux d’une pauvre inconnue, en vain. Je crois que c’est le plus important, faudrait que je la recroise, ça casserait un peu tout de lui faire des yeux comme ça à la va-vite, et puis j’avais jamais vu d’aussi beaux yeux, ils sont si beaux que je les ai complètement oubliés (c’est logique en effet). J’avance en jetant des rapides coups d’œil vers les quelques portes ouvertes. C’est vrai que cette université est bourrée d’artistes divers, des potiers, des peintres, des… constructeurs ? Je sais même pas comment nommer ce gars qui fait une grande œuvre à partir de rien du tout. Je trouve ça cool, même si ça n’a pas un grand aboutissement, personne ne s’intéresse vraiment à l’art, ça ne sert à rien, même mes centaines de dessins ne serviront jamais à rien.

Mes poumons m’arrachent un profond souffle que j’ignorais retenir. J’ai envie de tous les faire sortir, qu’ils comprennent qu’on fait ça pour rien. Le pire c’est ma colère de ne pas pouvoir finir ce dessin, de VOULOIR finir ce dessin qui finalement restera là, juste comme un dessin (les dessins ne servent jamais à rien). Pourtant je comprends cette envie féroce de colorer du papier, elle me prend souvent les matins et me transporte jusqu’ici même si la plupart du temps elle me laisse seul face à ma frustration et une œuvre inachevée. J’ai tellement envie de fuir cet endroit que mon pas s’accélère inconsciemment, puis je trébuche de manière catastrophique et m’arrête net devant la porte de l’enfer.

Le même dessin, partout. Oui, vraiment partout. C’est une femme sans réelle identité, sa chevelure brune donne un air fantomatique à son visage (qui n’existe pas). Puis il y a quelqu’un qui est dressé face à tout son enfer – comme moi tout à l’heure. Il n’a pas l’air de m’avoir remarqué donc j’avance doucement vers lui avant de tapoter amicalement son épaule. A ma grande surprise c’est Flynn, jamais je ne l’aurais cru autant à fleur de peau, jamais je ne l’aurais cru capable de remplir ainsi une salle, avec une pauvre femme sans visage accrochée partout. J’éclate de rire quand je croise l’air agacé scotché sur son  visage. J’hésite même  à me rouler par terre. « C’est quoi ce bordel ? » Que je lui dis sans même pouvoir m’arrêter de rire. J’avance un peu plus dans la salle pour me ressaisir et m’approche des toiles qui se ressemblent toutes. « Tu dessines des fantômes maintenant ? Il y a de quoi traumatiser un enfant. »