L’astre solaire brillait de mille feux au beau milieu d’un ciel dénué du moindre cumulus, les rougeurs se formant sur la peau diaphane d’une petite fille à l’abri derrière une casquette bien trop grande pour elle témoignaient des températures excessives de la Californie. Esseulée sur l’un des sièges d’une balançoire bancale et rongée par la rouille, elle laissait ses jambes pendre sans plus d’effort pour imiter un quelconque amusement. Le visage fermé, ses yeux émeraude fixaient avec obstination le sol craquelé. Au loin, un homme d’une trentaine d’année au visage buriné par les années observait l’enfant d’un œil soucieux. Les badauds pouvaient presque deviner les rouages de son cerveau s’activer à grand train sans pour autant soupçonner les tortueuses pensées qui traversaient l’esprit tourmenté. Un soupir las dépassa la barrière des lèvres gercées, son épaule se décollant lentement de l’arbre sur lequel elle reposait, amorçant sa marche en direction du solitaire enfant. De nombreuses tâches de graisse ornées le débardeur ample qui se mouvait au rythme des pas, les mains dans les poches le père se positionna face à la gamine immobile dissimulant ainsi cette dernière des UV qu’elle exécrait tant.
« Que dois-je faire pour voir un sourire ? » Cette seule phrase, pourtant ponctuée d’un sourire de circonstance, suffit à faire tomber son assurance apparente. Les épaules secouées par les spasmes que provoquaient les sanglots trop longtemps retenus, elle n’osa relever la tête vers son inquiet géniteur. Peu enclin à l’entame d’une discussion qu’il savait douloureuse, il se contenta de s’agenouiller afin d’effacer de son pouce les sillons laissés par les gouttes d’eau salée.
« Un client m’a déposé une vieille Triumph qui aurait besoin d’un bon décrassage, tu saurais qui je pourrais payer pour s’occuper de ça par hasard ? » Son sourcil interrogateur relevé, le paternel espérait un sursaut d’intérêt de la part de sa fille qui affichait jusque là une mine boudeuse. Pouvait-il réellement le lui reprocher ? Quel enfant aurait mieux réagit à la disparition subite de sa propre mère ? Satanée bonne femme. S’il avait su… Mais ses réflexions furent interrompues par une petite main qui se posait avec délicatesse sur sa joue rugueuse.
« Ne t’inquiète pas Papa. Je m’en occuperais. » Un gémissement rauque, semblable à celui d’un animal blessé, s’échappa de la gorge de l’homme qui éprouvait de grandes difficultés à ne pas se laisser submerger par les émotions. Il ne devait pas craquer. Pas devant elle. Devant ce petit bout de femme qui du haut de ses huit ans ravalait ses larmes pour soutenir son père, envers et contre tout. Elle était sa seule famille comme lui était la sienne. A présent, ce serait elle et lui contre le reste du monde… Un point c’est tout.
Une certaine tension planait au sein de l’entrepôt, s’étirant tel un épais bien qu’invisible brouillard. Une adolescente faisait quant à elle les cent pas - à l’image d’un lion en cage - tout en se rongeant nerveusement le peu d’ongle qu’il lui restait face à un père attendri par cette vision. Détenteur du précieux sésame, une lettre contenant une décision qui influerait sur l’avenir d’Ivy, il prenait un malin plaisir à rendre plus lent que nécessaire l’ouverture de cette dernière. Protecteur comme il l’était, ce moment s’avérait bien plus difficile à digérer que prévu. Voir s’envoler son unique enfant dans une autre ville, un autre état… Lui qui n’avait jamais fais d’études, modeste garagiste qui avait dû emménager au-dessus de son gagne pain par manque d’argent, il avait convaincu sa fille d’envisager la possibilité d’aller à l’Université. Cependant, une seule d’entre elle intéressait Ivy et il avait fallut que ce soit à des centaines de kilomètre de lui.
« Tu vas finir par créer une tranchée au beau milieu du salon si tu continu… » Plaisanta-t-il en feignant une grimace enfantine pour éviter les foudres de la fébrile étudiante. Un énième regard noir plus tard, la lettre était enfin ouverte et la sentence s’apprêtait à tomber…
«Mademoiselle Kaileena Bailey… » Commença-t-il tandis qu’Ivy affichait une moue contrariée – elle n’éprouvait que dégoût pour le prénom qu’elle portait et qui avait été choisis par sa… Mère. S’il on pouvait encore qualifiée la fuyarde ainsi.
« …Après étude de votre dossier, nous vous informons que vous avez été retenue pour commencer votre cursus littéraire au sein de l’Université d’Etat de l’Ohio ! » Un cri de surprise mêlé à ce qui semblait être de la joie retentit en échos tout autour d’eux, suivit d’un rire cristallin et d’embrassades enjouées.
Au volant d’un vieux pick-up rouge, des tas de cartons entassés à l’arrière, Ivy profitait de l’air qui pénétrait dans la cabine et faisait agréablement voletait quelques unes de ses mèches de cheveux. En route pour une nouvelle vie. Elle, le véritable garçon manqué incapable de rester bien longtemps loin des jupons de son paternel. Leur relation fusionnelle allait lui manquer, c’était une certitude. Mais elle avait ressenti le besoin quasi viscéral de s’enfuir de San Francisco. Les regards lourds de sous-entendus de ses voisins, les chuchotements, les questions de ses camarades de classe… Le poids d’une culpabilité qu’elle ne parvenait plus à étouffer et qui hantait même ses nuits loin d’être paisibles. Il fallait qu’elle parte…
Un panneau lointain attira son regard. Derrière le fumé de ses lunettes de soleil, la jeune fille dû plisser les yeux pour enfin découvrir l’inscription.
« Colombus 20 miles. » Un sourire se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle se répétait silencieusement : un nouveau départ.