Lorsqu'il se retrouvait abandonné à lui-même dans l'appartement ou était confié à la voisine, Kaïss aimait à se représenter sa mère, dans sa chambre d’hôpital, effrayée par tant de solitude. Ou plutôt, par le fait qu'elle n'était pas tout à fait seule, car il était là, dans son ventre, prêt à voir le jour au péril de leurs vies à tout les deux... Il prenait conscience qu'elle s'était montrée forte et courageuse, et il l’admirait encore plus. Et ce bien qu'il ait le sentiment qu'elle ne l'aimait pas autant que lui l'aimait. Après tout, elle n'était jamais là, n'avait à son égard que peu de marques d'affection, ne répondait jamais à ses questions,... De quoi faire douter un enfant de sept ans de l'amour que lui porte sa mère. La question la plus fréquente n'était évidemment autre que « il est où mon papa ? », naturel, évident, mais tout de même énervant après une centaine de fois. C'est pourquoi il lui fut tout simplement interdit de poser cette question pour le restant de ses jours, et il oublia bien vite ses interrogations à ce sujet. Tout compte fait, il n'avait nul besoin d'un père.
« Kaïss, tu sais que maman t'aime n'est-ce pas ? » Une lueur d'espoir s'était allumée dans son regard et il s'était avancé, pour ne pas dire précipité, vers sa mère, une expression interrogative plaquée au visage.
« Tu sais ce que signifie ton prénom, mon ange ? » C'est la seule et unique fois qu'elle l'avait appelé ainsi, car lorsqu'elle avait répondu à la question muette du garçon par un
"fierté" il n'avait plus eu ni besoin ni envie d'être appelé autrement que par son prénom. Il était sa fierté, c'est sans aucun doute la chose la plus gentille qu'on lui ait dite jusqu'ici. Et c'était réciproque, Kaïss était fier de sa mère, du moins à cet âge là, lorsqu'il l'imaginait encore seule à l'hôpital, souffrant le martyr durant un accouchement de quinze heures... Sept, huit, neuf, dix ans. C'est vers les dix ans qu'il se mit à poser les bonnes questions, de quoi effrayer un peu sa génitrice, ainsi que leur amie et voisine chargée de le conserver, de l'occuper un maximum afin qu'il ne pose pas de questions ni ne réfléchisse aux réponses. Seulement, il était bien trop malin pour se laisser avoir. Elles parvinrent encore à le préserver à peu près deux ans, jusqu'au jour où il eut la mauvaise idée de rentrer plus tôt à la maison et de pénétrer dans la chambre de sa mère pour vérifier qu'elle n'y dormait pas. Elle n'y dormait visiblement pas: ce fut le scandale du siècle, et encore aujourd'hui Kaïss ne saurait dire quel cri fut le plus aigu et effrayé, celui de sa mère ou celui de son client. En y songeant, il en rit, mais ce ne fut pas vraiment le cas sur le coup.
« Si tu pouvais avoir l'obligeance de descendre de ma mère et de te couvrir ce serait pas mal », avait-il commencé en jetant un bref regard à l'inconnu qu'il aurait souhaité ne jamais voir.
« Je suppose que ce n'est ni mon père, ni ton nouveau compagnon -ne le prend pas mal mon gros mais t'es pas son genre- alors peut-être as-tu quelque chose à me dire ? » Elle lui avait hurlé de sortir et il ne s'était pas fait prier.
« C'est mon travail Kaïss, je suis... enfin... une... » Elle semblait chercher un mot décrivant sa profession qui ne le choquerait pas, tâche plutôt délicate si pas impossible. À moins qu'elle ne soit en train d'inventer un mensonge.
« ... pute. Je sais », fit-il d'un air détaché bien qu'il soit loin de l'être.
« Tu es trop malin pour ton propre bien mon chéri... J'espère ne pas te décevoir. » Elle semblait tellement sincère et désemparée qu'il la prit dans ses bras.
« Je n'y croyais pas, je t'ai toujours défendue quand on me le disait... Tu ne me décevras jamais, maman. Seulement... Je ne sais pas, j'aurai voulu que tu sois plus... moins... » Il ne savait pas trop ce qu'il avait espéré, après tout il n'y avait pas tant de choix de métiers nocturnes autres que le genre de choses inavouables à son enfant. Il s'était voilé la face, c'est tout.
« Le prochain qui te dira que ta mère est une pute, tu pourras lui répondre qu'elle ne s'en porte pas plus mal ! » Un sourire étira brièvement ses lèvres, mais uniquement pour faire plaisir à sa génitrice car il était encore loin d'avoir digéré l'information.
« Ta mère... » Kaïss ne leva même pas les yeux, ce qui coupa le petit rigolo dans son élan.
« Ne te gênes pas, continues, quoi ma mère ? » Il ne le regardait toujours pas, poursuivant sa lecture comme s'il n'y avait personne d'autre que lui et lui-même. Il avait pris l'habitude d'ignorer tout ce qu'on pouvait lui dire plutôt que de continuer à se battre et de forcer sa mère à faire un déplacement inutile jusqu'au collège, voire à l’hôpital. Depuis qu'il avait complètement accepté le fait qu'elle se prostitue, il ne faisait plus attention aux jugements d'autrui. Si cela ne l'atteignait pas elle, pourquoi se rendrait-il malade ? D'autant qu'après une longue conversation avec sa mère, il se disait que tant que c'était son choix et qu'elle s'en portait très bien ni lui ni quiconque ne pouvait la juger.
« C'est une pute. » Contre toute attente, un sourire étira les lèvres du jeune bulgare.
« Là tu ne m'apprends rien. Essaye d'être original, vas-y, je t'écoute. Prends le temps de réfléchir surtout, parce qu'on dit tellement de choses sur ma mère que tu ne vas surement pas me pondre une nouveauté en trois secondes. » Comme souvent, cela avait suffit à lui clouer le bec. N'allez pas croire que Kaïss ne ressentait rien en entendant parler de sa génitrice comme d'une moins que rien, mais les différentes variantes du mot prostituée ne lui faisaient absolument rien puisqu'il s'agissait là de la vérité.
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C'était stupide, sans doute est-ce la raison pour laquelle Priam, de son deuxième prénom, se lança dans les courses de voitures à à peine seize ans. Il était trop gentil, trop obéissant, pas rebelle ou marrant pour un sou. Intelligent et enfermé dans sa bulle, il avait la forte impression de passer à côté de sa vie et tous le lui faisaient remarquer. Alors plutôt que de rester enfermé à geeker lorsque sa mère travaillait, c'est à dire tout les soirs, le jeune homme se rendait aux courses et une fois qu'il eut accepté de conduire une fois, il y fut accro. La vitesse, l’adrénaline, la sensation de liberté... Il songeait sérieusement à en faire son métier lorsqu'un accident manqua de lui coûter la vie. Il devait avoir vingt et un ans et s'était forgé une certaine réputation au bout de cinq ans de courses illégales. Il était plus fort qu'il n'y paraissait, et il se débrouillait à merveille sans même avoir appris à conduire alors dès qu'il eut obtenu son permis ce fut... parfait. On ne le sous estimait plus et, ça aussi, ça faisait partie des avantages de cette nouvelle passion. Il n'avait trouvé aucun défaut jusqu'à ce jour fatidique où il compris que la jalousie en était un énorme, balayant le positif par sa dangerosité. Sa mortalité, en vérité. C'était supposé être une course, pas des auto-tamponneuses, mais son adversaire du jour était visiblement résolu à ignorer la nuance afin de l'évincer plutôt que de le battre. Résultat Kaïss se retrouva à l'hôpital, entre la vie et la mort. Tirant plutôt vers la mort. Au bout de deux jours de coma, il expérimenta la mort clinique et surtout l'expérience de mort imminente... À son réveil, les yeux de sa mère étaient encore humides.
« Maman ? » Elle se rapprocha de son lit.
« Tu ne dis rien ? », interrogea-t-il, s'attendant à se faire remonter les bretelles pour sa stupidité et son inconscience. Pas du tout.
« Tu crois réellement qu'en cinq ans je n'ai rien remarqué ? Tu es intelligent pourtant, tu devrais savoir que les mères savent tout. Et, pas de chance, la tienne encore plus parce qu'elle en a fait des bêtises... » Il n'était pas certain de comprendre où elle voulait en venir et préférera demander:
« Donc tu ne dis rien parce que tu es mal placée pour ça ? » C'était un peu bizarre, elle était sa mère, c'était son rôle, quoi qu'elle ait elle-même fait.
« Je ne dis rien parce que tu as compris la leçon. » Une fois de plus, elle avait raison. Quand je vous dis qu'elle était admirable.
« Monsieur Dimitrov, monsieur Dimitrov, vous n'avez rien à dire sur ce que vous avez vécu ? » Kaïss ne prêtait pas la moindre attention aux journalistes qui le poursuivaient alors qu'il dévalait les marches de l’hôpital après un examen de routine. Jusqu'à ce que son regard ne tombe sur une jolie caméra et qu'une idée germe dans son esprit, lui tirant un sourire difficilement réprimable.
« Vous filmez là ? », interrogea-t-il en posant son regard sombre sur la journaliste à sa gauche, qui manqua de se heurter à lui tant son arrêt soudain au milieu des escaliers était inattendu.
« Hum... Oui. » « Très bien. », sourit-il en pivotant brusquement vers ladite caméra.
« Est-ce que j'ai une putain de tête de cobaye ? A vous de juger mais je ne crois pas. Vous me les brisez sérieusement avec vos questions, vous croyez quoi, que j'ai vu un ange descendre vers moi ? C'est des conneries l'EMI, qu'est-ce qu'on s'en fout ! Occupez-vous de vos vies, la mienne ne regarde que moi. » Plutôt fier de lui, il roula les épaules et se tourna vers la journaliste pour lui adresser un clin d'oeil.
« J'espère que vous étiez en direct. Et bonne journée ! » Sur ce il tourna les talons et disparut direction son appartement. Il été carrément harcelé, et cela lui tapait sur le système à un point inimaginable. Il n'en pouvait plus, n'avaient-ils vraiment rien de plus important à filmer ? Ne me dites pas que sur 21 000 habitants il était le seul à être un peu intéressant.
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Columbus. Ohio. Ohio State University. Kaïss ne voulait pas de ça, en fait toute cette histoire de déménagement lui tapait sur les nerfs. Aytos ne lui déplaisait plus autant que lorsqu'il affirmait vivre dans un trou paumé. Il ne souhaitait plus tellement quitter la Bulgarie et s'établir dans un endroit plus cool. Aujourd'hui c'était le cadet de ses soucis, d'autant qu'il détestait le changement. Mais lorsqu'un Dimitrov a une idée en tête, impossible de le raisonner, alors avec sa mère c'était peine perdue. Et il était exclu qu'elle parte seule. Oui, elle savait y faire... Elle tenait soit disant à changer d'air et à prendre sa retraite loin de son ancien lieu de travail (en gros Aytos et quatre villes alentours), mais lui savait qu'il s'agissait là d'un stratagème afin de l'éloigner de son enfance difficile, des courses et surtout des journalistes qu'il menaçait de descendre. Et puis de l'aider pour sa convalescence, bien qu'il n'ait de cesse de répéter qu'il n'avait besoin de rien d'autre qu'un peu de solitude. L'EMI l'avait soit disant retourné, mais elle n'en savait rien, elle ne faisait que supposer. A vrai dire, il ne savait pas trop lui-même. Certes, c'était une expérience déconcertante, mais il n'en avait, premièrement, pas beaucoup de souvenirs et, ensuite, il était du genre à oublier rapidement les choses susceptibles de le perturber. Bref, si on évitait de lui en parler et que sa mère cessait de tenter de le protéger, il pourrait oublier et reprendre une vie normale. Ou plutôt, en commencer une. Effectivement, jusqu'ici, son existence n'avait jamais eu grand chose de normal. Entre le fait qu'il n'avait pas vraiment de père, celui que sa mère n'avait pas été présente avant ses douze ans, le métier qu’exerçait celle-ci, sa solitude constante, les courses illégales, le coma et l'expérience de mort imminente, il n'avait pas eu une vie facile ou ordinaire. Sans doute étais-ce mieux ainsi, au moins il n'avait pas eu le temps de s'ennuyer. Il fallait voir les choses du bon côté, tout cela lui avait forgé un caractère,